À table !!! – “Si vous n’êtes pas capable d’un peu de sorcellerie, ce n’est pas la peine de vous mêler de cuisine”

Ce mois-ci, faute de temps, la formule de la rubrique change légèrement.

Il est toujours question d’allier littérature et gastronomie, mais cette fois-ci je ne vais pas vous présenter une recette particulière.
Mais à l’aide de quelques extraits, je vais essayer de vous faire découvrir une des facettes de l’une des plus grandes écrivaines du XXe siècle, Colette.

On connait la Colette sensuelle, la Colette femme libre, la Colette amoureuse de la nature. Mais connaissez-vous la Colette épicurienne ?
Son oeuvre est parsemée de références à la bonne chère, au  plaisir de la table et surtout au vin.

Dès son plus jeune âge, son père, Jules Colette, l’initie à l’oenologie.

J’ai été très bien élevée. Pour preuve première d’une affirmation aussi catégorique, je dirai que je n’avais pas plus de trois ans lorsque mon père, partisan des méthodes progressives, me donna à boire un plein verre à liqueur d’un vin mordoré, envoyé de son pays natal : le muscat de Frontignan.
Coup de soleil, choc voluptueux, illumination des papilles neuves ! Ce sacre me rendit à jamais digne du vin. Un peu plus tard j’appris à vider mon gobelet de vin chaud, aromatisé de cannelle et de citron, en dînant de châtaignes bouillies. À l’âge où l’on lit à peine, j’épelai, goutte à goutte, des bordeaux rouges anciens et légers, d’éblouis­sants Yquem. Le champagne passa à son tour, murmure d’écume, perles d’air bondissantes ; à travers des banquets d’anniversaire et de pre­mière communion, il arrosa les truffes grises de la Puisaye… Bonnes études, d’où je me haussais à l’usage familier et discret du vin, non point avalé goulûment, mais mesuré dans des verres étroits, absorbé à gorgées espacées, réfléchies.

in Prisons et Paradis

Bernard Pivot écrivit même : « qu’après Baudelaire aucun écrivain n’a parlé avec autant de justesse et de grâce du plaisir de déguster et de lamper. »

Dégustation de vin avec Colette, Nuits-Saint-Georges, Bourgogne (André Kertész, 1930)
Dégustation de vin avec Colette, Nuits-Saint-Georges, Bourgogne (André Kertész, 1930)

Pour finir, laissez-moi vous présenter l’un de des textes les plus gourmands de Colette :

La cendre… Beau mot pour commencer un article mortificatoire ! Que ne l’ai-je réservé pour mon article de carême ? Et pulverem reverteris… C’est qu’à vous dire vrai, la cendre n’éveille en moi que de gourmands souvenirs. Gens de la ville, quand je vous parle ” cendre “, vous entendez ” escarbilles “, ou bien ce résidu gris comme le fer, pesant comme lui, qu’on retire, à pleins seaux du calorifère, de la salamandre, de la grille à coke. Je vous plains. La cendre, dans le plus frais de mon souvenir, c’est… comment écrire ? C’est la fleur du feu, sa blanche écume, son inséparable, son impondérable duvet, – c’est la cendre de bois. Le feu de bois, le seul vrai feu, le feu sentimental, romanesque, primitif, m’a tenue l’hiver au seuil de sa grotte, autrefois, tels les poussins tardifs qu’on élevait sous le manteau de la cheminée. Grand feu de bois, échevelé entre ses coussins de cendre légère, blanche et bleue et voletante comme le chinchilla !
(…)
Dans ce temps lointain où j’apprenais à respecter la cendre, couvrir le feu pour la nuit, réveiller le lendemain matin son ardeur capitonnée de cendres, j’apprenais aussi que la cendre de bois cuit, savoureusement, ce qu’on lui confie. La pomme, la poire, logées dans un nid de cendre chaude, en sortent ridées, boucanées, mais molles sous leur peau comme un ventre de taupe, et si ” bonne femme ” que se fasse la pomme sur le fourneau de cuisine, elle reste loin de cette confiture enfermée sous sa robe originelle, congestionnée de saveur, et qui n’a exsudé – si vous savez vous y prendre ! – qu’un seul pleur de miel. Et je ne parle pas seulement du turban de cendre rouge dont nous coiffions le ” four-de-campagne “, merveilleux et simple appareil de cuivre où s’élaboraient, feu dessus, feu dessous, les meilleurs plats du monde, ceux qui cuisent longuement, étouffés, sans évaporation, repliés, si j’ose écrire, sur eux-mêmes. Notre ” four-de-campagne “, ancien, façonné au marteau, abritait de patientes daubes, des rouelles aux carottes et aux girolles, qui ne perdaient rien de leur volume ni de leur jus. Dans la cendre seule, la pomme de terre devient une farine de choix. Foin de la ” patate ” gluante qui a pris en cuisant, même dans la vapeur, autant d’eau qu’une éponge ! Un chaudron à trois pieds, haut jambé, contenait une cendre tamisée, qui ne ” voyait ” jamais le feu. Mais farci de pommes de terre qui voisinaient sans se toucher, campé sur ses pattes noires, à même la braise, le chaudron nous pondait des tubercules blancs comme neige, brûlants, écailleux, auxquels un beurre froid et raide, salé, concassé en petits dés, donnait tout leur prix. Trop chère pour nous, la truffe du Périgord cédait la place, l’hiver, à la truffe de Puisaye qui est grise, à peu près insipide, et dont le parfum abuse l’ignorant. Mais, grise ou noire, enfermez la truffe, brossée, dans une papillote de papier huilé, glissez-la, au-devant du feu, dans une taupinière de cendre très chaude. égrenez, au sommet du tumulus minuscule, de menues braises, – l’inspiration, la légèreté de main aidant, vous exhumerez, une demi-heure plus tard, des truffes pour la croque au sel. La betterave rouge peut profiter, après, du lit tout chaud, et embaumé par la truffe. Vous l’arroserez, à peine salée, mieux poivrée, d’huile d’olive, et vous l’accompagnerez d’un panache de céleri blanc. Et le vinaigre ? Vinaigrez, si vous y tenez, mais recourez au vinaigre de vin, qui est doux. Je connais des cheminées parisiennes où l’on brûle encore – c’est parure plutôt que nécessité – des bûches imposantes. Mais j’y cherche en vain la cendre, le talus, l’amphithéâtre de cendre qui fait majestueux le bûcher et chaude la cheminée. Un esprit d’ignorance, de froide propreté commande qu’on vide tous les matins la cheminée, comme si cendre, détritus, épluchures, étaient un seul et même déchet. Un grand courant d’air circule autour du feu, dévore le bois et chasse l’intimité, la rêverie, l’égale chaleur. Que je n’aime pas ces maisons où l’on emporte la cendre à pelletées comme une incongruité de chat ! Cuite, recuite, rougie vingt fois, remuée à la pincette, vannée à la pelle, la cendre ne quittait l’âtre, dans le pays de mon enfance, que pour descendre à la cave sèche et servir de linceul aux fromages, les fromages plats et minces de l’Yonne et du Loiret, qui y passaient deux mois, trois, parfois six mois. Ils en sortaient comme d’une catastrophe pompéienne, quasi pétrifiés. Mais leur pulpe était devenue de cire transparente, jaune, d’une homogénéité singulière, et d’un goût ami du vin rouge, de la noix d’hiver et de la salade de pissenlit. J’ai gardé pour la fin la recette d’un poulet à la cendre et à la glaise… Elle semble barbare. Elle rappelle celle du poulet chinois, scellé dans la laque, sauf que le poulet à la cendre demande qu’on l’englue, emplumé, dans l’argile lisse, la glaise des sculpteurs. Il ne faut que le vider avec soin, le poivrer et le saler intérieurement. Sa graisse, prisonnière, suffit à tout. La boule d’argile et son noyau gallinacé subissent une crémation assez longue au sein d’une cendre épaisse, de toutes parts entourée de braises qu’on attise, qu’on renouvelle. La molle argile, au bout de trois quarts d’heure, est un oeuf de terre cuite. Brisez-le : toutes les pennes, une partie de la peau, restent attachées aux tessons, et la perfection sauvage du tendre poulet vous incline vers une gourmandise un peu brutale et préhistorique…

Le feu sous la cendre

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