Le cadeau du jour vous est offert par Nathalie.
Aujourd’hui, elle fait dans Proust.
Il est un incipit (= un début de roman) célébrissime : « Longtemps je me suis couché de bonne heure. » Mais cette petite musique si célèbre a demandé de nombreux essais avant d’être mise au point.
Un chercheur a eu l’idée étrange de placer les unes à la suite des autres toutes les versions successives de ce début de roman. Nous y voyons l’auteur qui expérimente, essaie une idée, garde un mot, en élimine un autre, rature, biffe. Petit à petit « la » phrase apparaît au milieu des possibles, se dégage et finalement, elle est là, telle que nous la connaissons :
Autrefois j’avais comme tout le monde la douceur de m’éveiller un instant dans l’obscurité au milieu de la nuit et de goûter un instant le noir, l’obscurité, le silence, quelque sourd craquement, comme pourrait le faire une pomme au fond d’une armoire, une pomme appelée pour un instant à une faible conscience de sa situation. À cette époque, j’avais étais déjà pris l’habitude malade et ne pouvais plus me coucher et dormir que le jour. Mais je pouvais me souvenir d’un temps, bien lointain aujourd’hui, (…), où si je me réveillais au milieu de la nuit, ce n’était pas pour bien longtemps et seulement pour prendre conscience un instant. À cette époque, j’étais déjà malade et ne pouvais plus être couché et dormir que le jour. Mais je me souvenais d’un temps assez voisin et que j’avais alors l’illusion de voir revenir, le temps n’était pas bien lointain encore – et je nourrissais l’illusion de le voir bientôt revenir – où je dormais toute la nuit, ne faisais qu’un avec mon lit et ma chambre et ne m’éveillais que le temps de prendre conscience, juste le temps de prendre conscience de l’obscurité de la chambre, de son silence et de ses sourds craquements, comme aurait pu le faire un pot de confitures ou une pomme appelée pour un instant à une vague conscience, au fond de l’armoire où elle repose sur une planche. À l’époque dont je veux parler, je ne pouvais déjà plus dormir, j’étais malade, et ni même être couché, que le jour. Mais le temps n’était pas encore lointain, où je m’endormais le soir (et chaque jour j’espérais, je pouvais encore espérer qu’il reviendrait), où j’entrais dans mon lit à dix heures du soir, et avec quelques courts réveils dormais jusqu’au lendemain matin. Au temps de cette matinée dont je veux fixer je ne sais pourquoi le souvenir, j’étais déjà malade, je restais levé toute la nuit, et ne dormais, me couchais le matin et dormais le jour. Mais le temps (…) alors était encore très près de moi, un temps que j’espérais voir revenir et qui aujourd’hui me semble avoir été vécu par une autre personne, où j’entrais dans mon lit à dix heures du soir, et avec quelques courts réveils dormais jusqu’au lendemain matin. Au temps de cette matinée dont je veux, je ne sais pourquoi fixer le souvenir, j’étais déjà malade, j’étais obligé de rester debout toute la nuit (…) et n’étais couché que le jour. Mais alors le temps n’était pas encore très lointain (…) et j’espérais encore qu’il reviendrait, où j’entrais dans mon lit à dix heures du soir et, avec quelques réveils plus ou moins brefs, dormais jusqu’au lendemain matin. À l’époque de cette matinée dont je voudrais fixer le souvenir, j’étais déjà malade, j’étais obligé de passer toute la nuit debout, levé, et n’étais couché que le jour. Mais alors le temps n’étais pas très lointain et j’espérais encore qu’il pourrait revenir, où (…) je me couchais à dix heures du soir tous les soirs et, avec quelques réveils plus ou moins longs, dormais jusqu’au lendemain matin matin. À l’époque de cette matinée dont je voudrais fixer le souvenir, j’étais déjà malade ; j’étais obligé de passer toute la nuit levé et n’étais couché que le jour. Mais alors le temps n’étais pas très lointain et j’espérais encore qu’il pourrait revenir où je me couchais tous les soirs de bonne heure et, avec quelques réveils plus ou moins longs, dormais jusqu’au matin. Longtemps je me suis couché de bonne heure.
Nathalie trouve une étrange poésie à ce montage : est-ce que l’on ne s’inquiète pas de savoir si Marcel Proust va réussir à trouver la bonne phrase, celle que tout le monde connaît sans avoir lu son roman ? Et que se passerait-il s’il n’y parvenait pas ?
Gérard Genette, extrait de Figure IV, huit premiers états de l’incipit de la Recherche placés les uns à la suite des autres, avec quelques arrangements pour la fluidité du texte.
Premières pages de Du côté de chez Swann avec les notes de révision faites à la main par l’auteur. Manuscrit vendu aux enchères par Christie’s en pour 663 750 £.